Est-ce un miracle ou est-ce le début de l'enfer ?

Seignelay versait doucement mais sûrement vers l'automne. Déjà quelques arbres modifiaient leur parure, troquant le vert franc contre un vert plus foncé, virant tantôt vers le bronze, tantôt vers le vert de gris. Les vignes se préparaient aux vendanges, déjà les premiers ouvriers arrivaient, fabriquant quelques cabanes pour ceux qui ne trouveraient pas place dans les fenils et hangars. Della aimait cette saison, la plus belle, à ses yeux. La saison où enfin, elle récoltait le fruit du travail des hommes sur ses terres, ce raisin qui donnerait plus tard un des meilleurs vins de Bourgogne, le Beaumont.

Ce matin-là, comme tous les matins, la jeune femme était assise à la petite table qui lui servait d'écritoire, près de la fenêtre entrouverte.
La lettre qu'elle rédigeait était sans doute pareille à toutes les autres, parlant de traité ou de guerre, celles qu'elle écrivait depuis bien trop longtemps...D'ailleurs, elle envisageait un changement d'orientation et prétendait au trône ducal, dans quelques semaines, histoire de varier un peu les plaisirs. Après ce mandat que de toutes façons, elle honorerait si pas en tant que duchesse, en tant que conseillère, elle projetait de se retirer de toute cette activité trépidante pour ne plus s'occuper que de la gestion de ses domaines. Elle avait plusieurs projets en tête...notamment celui de prendre des vassaux et peut-être aussi de faire monter une armée battant pavillon des Renarts, et puis, il y avait encore le Louvre, et aussi Charlemagne avec qui elle souhaitait garder des contacts, en souvenir de Béatrice.

La plume courrait...et tout à coup, entre deux mots, Della eut une drôle d'impression, un peu comme ci elle avait trop bu. Or, nous étions au matin et le premier repas n'était pas accompagné de vin ni de bière...Cela passa et la plume reprit sa course...pour s'interrompre à nouveau. Cette fois, la jeune femme porta machinalement la main à sa tête qui semblait en désaccord total avec le fait que le sol ne tangua point. Après une ou deux grandes respirations, cela s'atténua. Encore une fois, la plume s'élança sur le vélin pour quelques mots seulement car de nouveau interrompue !
Della grimaça, plus de contrariété que de douleur, et se leva. Elle se rendit à la fenêtre qu'elle ouvrit en grand pour respirer l'air délicieux montant du jardin.
C'est à cet instant précis que quelque chose lui traversa l'esprit...On la vit compter sur ses doigts, sans trop savoir ce qu'elle comptait. Elle repartit en direction de la table, fouilla les parchemins épars, manquant renverser l'encrier qu'elle rattrapa in extremis, fouilla encore et extirpa enfin ce qu'elle cherchait, un calendrier. Elle y compta les semaines écoulées depuis la mort de sa chère Béatrice...fit encore un rapide calcul dans sa tête et sur ses doigts...tandis que son visage exprimait à la fois angoisse, joie, panique, doute, fébrilité...

Le Ciel soit loué !

C'est une Baronne excitée qui appela :
Pascal ! Faites venir la vieille Mathie, je vous prie.

Etes-vous souffrante, ma dame la Baronne ?

Je ne sais pas...allez, vite, faites ce que je vous dis ! Allez au village et revenez avec Mathie !

Nombre de messages : 18

- Qu'est-ce tu m'veux ?

- La Baronne veut vous voir, la Mathie. J'crois qu'elle est malade, l'était toute pâle.

- Bah, j'peux rien y faire moi, si elle est malade, ta baronne !

- Elle m'a dit : Revenez avec Mathie.

- J'ai co la laine à filer, j'viendra d'main. Mourra pas d'ici là, la nobliotte.

- J'vous donne cinq écus si vous v'nez maint'nant.

- Elle te fout la frousse...Eclata de rire la Mathie devant l'air nigaud de Pascal, rouge de confusion, de honte et de colère.

- Ouais ! Ouais ! Cria-t-il. Ouais, elle me fait peur parce qu'elle supporte pas les gens qui font pas leur travail ! Et moi, j'dois vous ramener, alors, j'vous ramènerai !

- Hola, tout doux, l'petiot. J'va v'nir.
D'abord étonné lui-même de la réponse de la Mathie, Pascal se sentit ensuite très fier d'avoir réussi à mener à bien cette délicate mission. A tous les coups, la Baronne le féliciterait.

Il conduisit donc la Mathie jusqu'au château, supportant de l'entendre discourir sans discontinuer sur Pierre, Paul ou Jacquotte, car la Mathie savait tout sur tout le monde et n'était jamais aussi heureuse que lorsqu'elle pouvait partager ses secrets - mais en était-ce réellement ?

Lorsqu'il annonça son retour et l'arrivée de la Mathie, c'est au petit salon encore que Della reçut la visiteuse qui y entra telle une ombre, subitement muette. Della remercia Pascal et ferma la porte, tirant le verrou.

Della était embarrassée.
Elle avait imaginé mille fois le scénario et pourtant, elle ne savait que faire ou que dire.
Ô combien elle avait prié pour qu'advienne enfin le fruit de son mariage !
Combien de cierges avait-elle fait brulés ?
Combien de messes avait-elle fait dire ?
Combien de prières avait-elle récitées ?
Et combien de remèdes et fortifiants n'avait-elle pas ingurgités ?

Mais lorsque la Mathie entra, elle ne sut rien dire d'autre que :
Bonjour, Mathie.

La Mathie lui sourit, d'un petit sourire en coin qui valait tous les discours.
C'est qu'elle en avait vu, la Mathie, de ces femmes tiraillées entre la joie et la peur lorsque vient le moment du ventre rond.
Elle n'y alla pas par quatre chemins !

- Ca fait combien de temps que vous n'avez pas saigné, Baronne ?

Della rougit violemment, même mariée, les affaires de son corps la mettait mal à l'aise.

Euh...je pense que...cela doit faire pas loin de...deux lunes.

- Deux lunes...hum...Et vot'mari, l'avez connu ?

Oui...oui...bien sûr.

- Ah ben soyez pas timide, hin, l'Baronne !
Si vous voulez savoir si vous porter un p'tiot, va falloir que j'examine.

Elle le savait bien...et elle se laissa aux mains de la Mathie, que l'on disait la plus expérimentées des matrones de la région.

Merci bien, Mathie. Tenez, prenez ceci, pour votre déplacement.
Della tendit une bourse à la vieille femme qui ne rechigna pas et la prit.

J'viendrai vous voir, pis, j'vous apporterai quelques herbes pour vous aider...les nausées...et le reste...

C'est gentil, Mathie mais jusque là...je n'ai encore rien.

Ca viendra.

Et la Mathie s'en alla.
Della ne le crut pas lorsqu'elle lui prédit des malaises, des nausées...mais elle aurait du car la suite ne sera pas une sinecure. Pauvre Della...